Mustang sur le pont

Une scène inhabituelle: un P-51 Mustang sur le pont d’envol d’un porte-avions. (Photo US Navy)

Avec une superficie de 180 millions de km², l’Océan Pacifique couvre près d’un tiers de la surface du globe. Au cours de la Seconde Guerre Mondiale, les belligérants durent y combattre sur de très grandes distances, particulièrement dans le domaine des opérations aériennes. Le Japon fut bombardé le 18 avril 1942 par Doolittle et ses hommes, mais ce raid n’eut aucune suite et son effet fut avant tout psychologique. Il fallut attendre la seconde moitié de l’année 1944 pour que d’autres raids soient menés, cette fois par des B-29 Superfortress basés en Chine puis sur les îles Mariannes. Aucun chasseur n’ayant l’autonomie nécessaire pour les escorter, ces raids étaient dépourvus de protection.

Cette absence d’escorte devint de plus en plus problématique. Une des solutions envisagées fut de faire escorter les bombardiers par des chasseurs lancés de porte-avions croisant au large du Japon mais même ainsi, aucun chasseur naval n’avait de portée suffisante pour fournir une escorte convenable. Parmi les chasseurs terrestres, seul le P-51 Mustang était adapté à de telles missions.

Le F6F Wildcat de Grumman, principal chasseur de l'US Navy à partir de 1943, était un excellent appareil mais son autonomie ne lui permettait pas d'escorter les raids de bombardiers. (Photo US Navy)

Le F6F Wildcat de Grumman, principal chasseur de l’US Navy à partir de 1943, était un excellent appareil mais son autonomie ne lui permettait pas d’escorter les raids de bombardiers. (Photo US Navy)

Le Mustang, conçu en 1940 comme chasseur terrestre, avait évolué jusqu’à devenir fin 1943 un appareil d’escorte à très longue portée. Il n’avait jamais été conçu pour opérer à partir de porte-avions. Les appareils embarqués sont soumis à un cahier des charges spécifique pour plusieurs raisons. Les efforts imposés à la cellule au cours des catapultages et des appontages sont considérablement plus élevés que ceux subis lors d’opérations terrestres normales. Cela implique un renforcement de la cellule et surtout des atterrisseurs. Des crochets de catapultage sont nécessaires ainsi qu’une crosse d’appontage. La taille réduite des porte-avions impose également une vitesse d’approche réduite.

L’environnement marin pose également problème. L’air marin humide et salé accélère considérablement la corrosion, qu’il convient de retarder autant que possible par diverses mesures et traitements. Enfin, l’espace disponible à bord d’un porte-avions étant très limité, il est souhaitable qu’un appareil embarqué dispose d’ailes repliables.

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Le prototype de Mustang naval lors des essais. On distingue sous le fuselage le crochet de catapultage ainsi que la crosse d’appontage placée sous la queue de l’appareil. Bob Elder est aux commandes. (Photo US Navy)

Le Mustang ne répondait à aucun de ces critères mais, dans l’urgence, il fut décidé de modifier un P 51 et de déterminer s’il pourrait convenir aux opérations embarquées. Ce projet fut baptisé « Project Seahorse » (Hippocampe). Un P-51D de début de série, le P-51D-5-NA s/n 44-14017, fut retenu par North American Aviation à Dallas au Texas dans ce but.

Afin d’améliorer le comportement de l’appareil aux basses vitesses, l’appareil reçut une extension de dérive, modification qui fut d’ailleurs apportée à la plupart des P-51D de début de série. Les autres modifications furent spécifiques à la « navalisation » de l’appareil. Une crosse d’appontage fut fixée sur une cloison de fuselage renforcée. Un crochet de catapultage fut fixé sous le fuselage, en amont du bord d’attaque des ailes. Pour résister aux contraintes de l’appontage, des pneus haute pression furent installés. La pression dans les amortisseurs du train d’atterrissage fut augmentée afin de réduire les rebonds à l’appontage. La cellule fut également renforcée à divers endroits.

    Profil du P-51D-5-NA s/n 44-14017, qui fut modifié pour les essais en mer. (C) Gaëtan Marie

Profil du P-51D-5-NA s/n 44-14017, qui fut modifié pour les essais en mer. (C) Gaëtan Marie

Ainsi modifié, le s/n 44-14017 reçut la désignation ETF-51D et fut amené sur le terrain de Mustin Field, près de Philadelphie, pour les premiers essais. Ce fut le Lt Robert M. Elder de l’US Navy qui fut choisi pour les mener. Elder était un pilote d’essais expérimenté qui avait déjà réalisé de nombreuses « premières » sur porte-avions.

L’une des pistes de Mustin Field fut modifiée pour l’occasion. Des marques furent peintes à même la piste tandis que des brins d’arrêt et une catapulte étaient installés, reproduisant la configuration d’un porte-avions.

Vue aérienne de Mustin Field en 1943. (Photo US Navy)

Vue aérienne de Mustin Field en 1943. (Photo US Navy)

Au cours des mois de septembre et octobre 1944, Elder effectua 150 appontages et catapultages simulés avec l’ETF-51D. Avant d’envisager des essais sur porte-avions, il était nécessaire de déterminer précisément le comportement aux basses vitesses du P-51. Si l’aile à profil laminaire de celui-ci offrait peu de trainée et une vitesse maximale élevée, elle était peu efficace à basse vitesse, avec une vitesse de décrochage relativement élevée pour l’époque. Les brins d’arrêts ne devant pas être accrochés à plus de 90 mph, Elder rapporta que « dès le début, il était évident que la marge entre la vitesse de décrochage (82 mph) et celle imposée par les brins d’arrêt (90 mph) était très mince ».

 

L'USS Shangri-La (CV-38) photographié en 1945 avec tout l’équipage sur le pont. (Photo US Navy)

L’USS Shangri-La (CV-38) photographié en 1945 avec tout l’équipage sur le pont. (Photo US Navy)

Fin octobre 1944, Elder estima qu’il avait obtenu suffisamment de données et d’expérience pour passer à la phase suivante: tester l’ETF-51D en mer. L’appareil fut transféré sur l’USS Shangri-La (CV-38), un bâtiment de la classe Essex récemment lancé qui effectuait ses premiers essais au large de la Virginie. Le 15 Novembre, Elder effectua avec succès le premier appontage d’un P-51 Mustang. Voici l’extrait du journal de bord du Shangri-La:

NOV 15, 1944 1220hrs

Le Lt Robert M Elder, USN, a effectué le premier appontage d’un avion type P-51 #414017, suivi de trois appontages et quatre catapultages, tous réussis.

Ce même jour eut lieu une autre première: le PBJ (version du B-25 commandée par l’US Navy) effectua également ses premiers essais d’appontage et de catapultage sur le Shangri-La.

Bob Elder exécuta « tous les appontages à la vitesse de 85 mph. Par chance, le Mustang se comporta bien, y compris dans les situations les plus délicates. Il fallait simplement utiliser les gaz judicieusement ». Elder nota qu’il était très facile de contrôler sa vitesse avec l’ETF-51D et affirma que « la visibilité vers l’avant était bonne et ne me posa aucun problème. En fait, des chasseurs à moteur en étoile tels le F4U ou le F6F étaient inférieurs au P-51 sur ce point ». Le comportement de l’appareil pendant les phases de catapultage fut également jugé satisfaisant.

Le prototype ETF-51D accroche un câble d’arrêt lors d’un appontage. Elder nota que l’attitude de l’appareil lors des appontages devait être précisément contrôlée afin d’éviter tout risque d’endommager la structure. (Photo US Navy)

Le prototype ETF-51D accroche un câble d’arrêt lors d’un appontage. Elder nota que l’attitude de l’appareil lors des appontages devait être précisément contrôlée afin d’éviter tout risque d’endommager la structure. (Photo US Navy)

Pour autant, tout n’était pas parfait. Comme indiqué précédemment, la marge entre la vitesse de décrochage et la vitesse maximum d’engagement des brins était trop faible, augmentant les risques d’accident. Le contrôle en lacet à basse vitesse et grande incidence était insuffisant. De plus, l’attitude de l’appareil devait être rigoureusement contrôlée pour éviter d’endommager la cellule à l’appontage.

L’un des vices de comportement du Mustang était potentiellement dangereux. En cas d’approche ratée, la remise des gaz devait se faire avec douceur, sans quoi le P-51 pouvait partir en tonneau, voire en tonneau déclenché. En phase d’approche finale, les conséquences ne pouvaient qu’être fatales.

Les essais en mer furent brefs, avec seulement 25 appontages et catapultages. Elder écrivit: « Bien que j’ai fait les premiers essais sur porte-avions de nombreux types d’appareils, aucune de ces expériences ne fut aussi intéressante que celle du Mustang ». Malgré cela, il jugea le Mustang inadapté aux opérations navales.

Au début de 1945, les îles d’Okinawa et d’Iwo Jima furent capturées et leurs aérodromes immédiatement remis en service par les forces américaines. A partir de ces bases, les unités de Mustang purent enfin escorter les bombardiers au-dessus du Japon. Le projet Seahorse, devenu caduc, n’eut pas de suite.

Une autre vue du 44-14017 piloté par le Lt Elder pendant les essais. (Photo US Navy)

Une autre vue du 44-14017 piloté par le Lt Elder pendant les essais. (Photo US Navy)

Mais North American n’en avait pas tout a fait fini avec le Mustang navalisé et présenta plus tard un nouveau projet à l’US Navy. Celui-ci, le NAA-133, était basé sur le P-51H, ultime version du Mustang à être produite en série.

Les modifications apportées au NAA-133 étaient semblables à celles effectuées sur l’ETF-51D. Le renforcement de la cellule fut particulièrement important, car le P-51H était une évolution allégée et donc moins résistante du P-51D. Contrairement à l’ETF-51D, une voilure repliable fut conçue, capable de recevoir des réservoirs largables en bout d’aile. Le logement de la roulette de queue fut agrandi, permettant ainsi de rentrer la crosse d’appontage dans le fuselage. Seule l’extrémité de celle-ci dépassait vers l’arrière, la base de la dérive ayant été découpé afin de lui permettre de remonter. Les deux antennes dorsales du P-51H furent remplacées par une antenne unique. Le projet ne dépassa pas le stade de l’étude mais la Navy effectua tout de même quelques essais sur des P-51 standards.

Voici à quoi aurait pu ressembler le Mustang en service opérationnel dans l'US Navy. Cette livrée est basée sur celle d’un Hellcat de la VF-4 au début de 1945. (C) Gaëtan Marie

Voici à quoi aurait pu ressembler le Mustang en service opérationnel dans l’US Navy. Cette livrée est basée sur celle d’un Hellcat de la VF-4 au début de 1945. (C) Gaëtan Marie

En août 1945, le P-51H s/n 44-64420 fut transféré à la Navy afin d’évaluer si le P-51H était apte à opérer sur porte-avions. Le comportement du P-51H à basse vitesse fut jugé adéquat, et surtout bien meilleur que celui du P-51D. Malgré les résultats obtenus, les essais ne furent pas poursuivis.

Fin 1947, un autre P-51H emprunté par la Navy à l’Air Force (s/n 44-64700) fut modifié par la Naval Aircraft Factory et reçut un crochet de catapultage afin de tester des équipements de catapultage. Quelques lancements furent effectués à des masses diverses, et l’appareil fut considéré apte au catapultage sans modification supplémentaire. Cette fois-ci, le but des essais était seulement de tester des équipements embarqués, et non pas d’envisager une « navalisation » du P-51H.

L’intérêt porté par la Navy après la guerre au concept de P-51 navalisé était uniquement dû au fait que les premiers jets qui rentraient alors en service avaient une autonomie limitée et ne pouvaient escorter les bombardiers ou rester longtemps au-dessus du champ de bataille. En dehors de cela, la Navy n’aurait eu aucune raison de vouloir adopter le Mustang: son moteur refroidi par liquide, ses performances inférieures à celles des jets et l’ampleur des modifications nécessaires pour le transformer en véritable appareil naval firent que les rêves de « Mustang naval » n’eurent pas de suite, et devinrent un épisode peu connu mais amusant de l’histoire de l’aviation.

Certaines sources indiquent que le P-51 44-14017 reçut le Bureau Number (numéro de série attribué par l'US Navy) 57987. En fait, ce BuNo fut attribué à un P-51 évalué plus tôt par l'US Navy. Cette photo montre que le BuNo 57987 fut effectivement attribué à un P-51 (le s/n 41-37426) et non au P-51D qui effectua les essais en mer sur le Shangri-La. (Photo US Navy via Tommy Thomason)

Certaines sources indiquent que le P-51 44-14017 reçut le Bureau Number (numéro de série attribué par l’US Navy) 57987. En fait, ce BuNo fut attribué à un P-51 évalué plus tôt par l’US Navy. Cette photo montre que le BuNo 57987 fut effectivement attribué à un P-51 (le s/n 41-37426) et non au P-51D qui effectua les essais en mer sur le Shangri-La. (Photo US Navy via Tommy Thomason)

 

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